Ille était une fois...



Par Didier Pilon

« Présen­tez-vous et dites-nous quel pronom vous préfé­rez. » Cette phrase est pronon­cée à maintes reprises sur le campus… en anglais.

Les pronoms tradi­tion­nels – mascu­lins ou fémi­nins – décrivent des iden­ti­tés binaires. Tel est leur nature, tel est leur limite. Toute­fois, alors que les iden­ti­tés se croisent, se multi­plient et se décons­truisent, la néces­sité d’avoir recours à de nouveaux pronoms s’im­pose.

Quoique le monde anglo­phone fasse du progrès dans la recon­nais­sance genderqueer, les fran­co­phones, tant sur le campus qu’ailleurs, trainent les pieds.

Les 3e, 4e et ne sexes

Plusieurs iden­ti­tés de genre n’entrent pas dans la dicho­to­mie tradi­tion­nelle :

Le troi­sième genre : Certains genres existent dans d’autres cultures, mais n’ont pas d’ho­mo­logue dans la nôtre. On y compte les hijras en Inde, au Bangla­desh et au Pakis­tan; les fa’a­fine en Poly­né­sie; les burne­sha des Balkans; et bien d’autres encore.

Le poly­genre : Le concept est entré en usage par l’hé­ri­tage de la bispi­ri­tua­lité ojibwée. Selon une tradi­tion docu­men­tée dans plus de 130 tribus amérin­diennes, un être peut être habité à la fois par un esprit mascu­lin et un esprit fémi­nin, indé­pen­dam­ment de son corps.

Toute­fois, les personnes bigenres, trigenres, etc., ne sont pas tous les même non plus. Certaines combinent les deux genres dans une même iden­tité, qui est soit distincte ou soit un chevau­che­ment d’autres genres. D’autres démontrent plutôt une flui­dité des genres et se déplacent d’une iden­tité genrée à l’autre en fonc­tion du contexte.

Le non-genré : Comme le nom laisse entendre, une telle iden­tité n’est ni mascu­line ni fémi­nine. Une personne utilise le terme « neutrois » pour s’iden­ti­fier à un genre neutre, ou « agenre » pour se sous­traire entiè­re­ment de ce mode d’iden­ti­fi­ca­tion.

Conju­guons à la 3e personne

En anglais, l’uti­li­sa­tion de pronoms neutres fait de plus en plus usage. Les pronoms pluriels neutres « they », « them », « their » et « theirs » sont depuis long­temps utili­sés au singu­lier comme effort de sous­traire le genre de la conver­sa­tion. D’autres pronoms non tradi­tion­nels ont aussi commencé à s’in­sé­rer dans le discours. « Ze » (parfois écrit « zie » et dit « zir » au posses­sif) est sûre­ment le plus utilisé, mais « per » (un raccourci de « person ») circule aussi dans certains cercles.

Toute­fois, combien de gens peuvent iden­ti­fier les équi­va­lents fran­co­phones? Plusieurs termes ont été propo­sés dans les dernières années – iel, yel, ille, elli, yol, ol –, mais leur utili­sa­tion se fait rare.

Sur nos campus

Ces préfé­rences linguis­tiques sont aussi reflé­tées dans les réali­tés étudiantes, où les univer­si­tés anglo­phones sont de loin plus progres­sives que les fran­co­phones.

L’Uni­ver­sité du Vermont était l’une des premières à accom­mo­der la commu­nauté genderqueer en permet­tant aux étudiants de chan­ger leur nom, leur genre et leurs pronoms de choix dans le système infor­ma­tif. L’an dernier, elle est deve­nue la première à incor­po­rer un troi­sième genre dans leur demande d’ad­mis­sion. Plusieurs autres, tels que l’Uni­ver­sité Harvard, l’Uni­ver­sité de Cali­for­nie et l’Uni­ver­sité de Boston, ont suivi l’exemple.

Au Canada, les univer­si­tés anglo­phones font de progrès, mais les fran­co­phones sont à la traine. Alors que McGills et Concor­dia étaient parmi les premières à offrir un diplôme non-genré, l’Uni­ver­sité de Calgary offrira bien­tôt des options de genre non-binaire sur leur demande d’ad­mis­sion.

Repen­ser nos diction­naires

Mais pourquoi les fran­co­phones n’ar­rivent-ils pas à mener la charge?

Certains diront sûre­ment que les normes linguis­tiques françaises compliquent la tran­si­tion. Il y a sans doute un peu de vrai à ceci, mais beau­coup moins qu’on ne le croit. Sans se perdre dans des préoc­cu­pa­tions tech­niques, rappe­lons simple­ment que les peuples qui ont fait le plus de progrès dans le domaine avaient aussi à négo­cier avant des complexi­tés gram­ma­ti­cales. En Suède, par exemple, le pronom neutre « hen », créé dans les années 60, fait tant usage qu’il a été rajouté dans le diction­naire en 2015.

Plutôt, il semble que ce qui diffère le plus du monde fran­co­phone est le rapport que l’on entre­tient avec l’au­to­rité des diction­naires. « Ce n’est pas dans le diction­naire », dit-on trop souvent avant de refu­ser l’uti­li­sa­tion d’un terme.

Cette soumis­sion n’est pas une coïn­ci­dence. Un orga­nisme d’ori­gine impé­riale « veille sur la langue française » depuis 1635 : l’Aca­dé­mie française. Depuis toujours, semble-t-il, l’Aca­dé­mie s’est montrée hostile aux combats d’équité des genres. À ce jour, l’en­tité refuse encore la fémi­ni­sa­tion de plusieurs métiers (profes­seur, auteur, écri­vain, maire, etc.) qu’elle quali­fie offi­ciel­le­ment de « barba­risme ».

Les diction­naires sont des créa­tions idéo­lo­giques qui visent trop souvent à perpé­tuer une struc­ture de pouvoir. Mais tout véri­table progrès social doit réfor­mer l’usage de la langue. « Je mis un bonnet rouge au vieux diction­naire », a écrit Victor Hugo. Il est grand temps de peindre le nôtre en drapeau genderqueer.

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